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Le plaidoyer pour laisser brûler l’anthropologie : l’anthropologie socioculturelle en 2019

Ryan C. Jobson

Département d’Anthropologie, Université de Chicago, États-Unis.

rjobson@uchicago.edu

Nathan Pécout--Le Bras, traducteur

École d’Études Sociologiques et Anthropologiques, Université d’Ottawa, Canada.

npeco086@uottawa.ca

Article original    Jobson, Ryan C. 2020. “The Case for Letting Anthropology Burn: Sociocultural Anthropology in 2019.” American Anthropologist, 122: 259-271. https://doi-org.proxy3.library.mcgill.ca/10.1111/aman.13398

Résumé     Ce texte propose essentiellement une réflexion autour des recherches publiées par les anthropologues socioculturel.le.s en 2019. Cette année-là, le champ de l’anthropologie a fait face au changement climatique anthropogénique et au poids d’une gouvernance autoritaire, tant comme objets d’investigation qu’en tant que menaces existentielles à la reproduction de la discipline. En partant du congrès de l’American Anthropological Association de 2018 à San José en Californie, cet essai présente les feux de forêt qui ont ravagé l’état californien comme un défi immanent pour la pratique anthropologique elle-même. N’en déplaise à Mike Davis, laisser brûler l’anthropologie demande d’abandonner les présupposés libéraux qui lui sont sous-jacents. En tant que discours sur la perfectibilité morale ancré dans les histoires du colonialisme de peuplement et de l’esclavage, l’humanisme libéral et le sentimentalisme ethnographique qui constitue son pan anthropologique se sont révélés insuffisants pour affronter les menaces de la catastrophe climatique et du repli autoritaire en 2019. Les efforts qui sont faits pour perturber les préoccupations conceptuelles et méthodologiques de la discipline en faveur du rapatriement, de la réparation et de l’abolition viennent renforcer ce plaidoyer pour laisser brûler l’anthropologie. En abandonnant le sujet libéral universel comme modèle stable de base pour un projet renouvelé de critique culturelle, le champ de l’anthropologie ne peut pas présupposer un sujet humain cohérent comme point de départ, mais doit adopter un humanisme radical comme horizon politique.

 

Abstract    This essay principally meditates on the scholarship published by sociocultural anthropologists in 2019. In 2019, the field of anthropology confronted anthropogenic climate change and authoritarian governance both as objects of scholarly inquiry and as existential threats to the reproduction of the discipline. Taking the 2018 American Anthropological Association meeting in San Jose as a point of departure, this essay posits the California wildfires as an immanent challenge to anthropological practice. Pace Mike Davis, the case for letting anthropology burn entails a call to abandon its liberal suppositions. As a discourse of moral perfectibility founded in histories of settler colonialism and chattel slavery, liberal humanism and its anthropological register of ethnographic sentimentalism proved insufficient to confront the existential threats of climate catastrophe and authoritarian retrenchment in 2019. The case for letting anthropology burn is fortified by efforts to unsettle the conceptual and methodological preoccupations of the discipline in service of political projects of repatriation, repair, and abolition. By abandoning the universal liberal subject as a stable foil for a renewed project of cultural critique, the field of anthropology cannot presume a coherent human subject as its point of departure but must adopt a radical humanism as its political horizon.

Keywords   anthropologie socioculturelle; colonialisme de peuplement; vies après l’esclavage; changement climatique; l’être humain

(Would you kindly reduce the temperature on this earth It’s too hot down here)
Fire, fire
Fire, fire
Fire, fire
They have no water
Babylon burning
Babylon burning
Babylon burning
They have no water

Peter Tosh, “Fire Fire”

Traduction en français basée sur le texte original de Ryan C. Jobson (2019).

 

Cet article a initialement été publié en juin 2020 par Ryan C. Jobson dans le volume 122 de la revue American Anthropologist. Il dépeint des évènements qui datent maintenant de plusieurs années, mais son inscription dans l’histoire des crises épistémologiques de l’anthropologie reste d’actualité. Elle l’est d’autant plus que la crise climatique et les montées de l’autoritarisme dont il est question dans l’article n’ont fait que s’amplifier depuis 2019. C’est donc dans une version traduite la plus fidèle possible au propos initial de Ryan C. Jobson que cet article est proposé pour la première fois en français.

Nathan Pécout--Le Bras

En novembre 2018, une fumée flottait dans l’atrium du McEnery Convention Center de San José alors que les flammes ravageaient les forêts californiennes à proximité. Quelques jours plus tôt, le président Donald Trump dénonçait sur Twitter la « gestion calamiteuse des forêts (gross mismanagement of forests) »[1] de la part des autorités étatiques et régionales. Il menaçait par la suite de geler les fonds fédéraux d’urgence alloués au combat contre les flammes. Entretemps, et dans l’ombre de cette posture autoritaire de Trump, les résident.e.s les plus vulnérables du Golden State se retrouvaient avec la lourde tâche de devoir combattre le feu. Dans le cadre du Conservation Camp Program[2], plus de 1500 travailleur.e.s incarcéré.e.s reçurent un salaire initial de 2 dollars par jour ainsi que la possibilité de réductions de peine. Lorsque le même mois des milliers d’anthropologues se rendirent à San José pour le congrès annuel de l’American Anthropological Association (AAA), la fumée éludait la distance artificielle entre les conditions oppressives qui préoccupent les anthropologues et les espaces supposément climatisés dans lesquels l’anthropologie se rassemble en tant que fraternité professionnelle et élitiste.

 

Les réactions des un.e.s et des autres quant à la qualité de l’air furent variées. Certain.e.s collègues se retirèrent de la rencontre pour éviter d’aggraver des troubles aigus ou des conditions de santé chroniques. D’autres portèrent des masques N95 pour faire barrière contre l’air toxique. Nombreux.ses furent celles et ceux qui affirmèrent partager ces inquiétudes, tout en concédant de ne pas pouvoir se permettre de manquer un entretien qui pourrait déboucher sur une position académique qui leur offrirait un minimum de stabilité. D’autres encore, ne trouvant rien de particulièrement remarquable au phénomène, préférèrent considérer la fumée comme une nuisance mineure plutôt qu’un signal terrifiant et annonciateur de dévastation climatique.

 

La rencontre de l’AAA à San José n’était pas la première à soulever les questions de la dévastation climatique, de l’autoritarisme global et de la précarité du travail. Pendant des années, ces mots-clés ont été au programme de la conférence. Curieusement, l’air ambiant de San José a su transformer ce qui ne fut jusqu’alors qu’un simple intérêt à une véritable préoccupation anthropologique. L’indifférence de certain.e.s participant.e.s quant à elle était emblématique des derniers souffles d’une anthropologie convaincue de son propre exceptionnalisme. Après San José, le champ de l’anthropologie ne saurait se complaire davantage des conforts d’une posture académique distante sans la moindre critique, alors que celle-ci supposait jusqu’alors de telles conditions comme externes à la discipline. En 2019, l’anthropologie états-unienne a ainsi fait face à « l’époque sombre (dark times) » du présent, non seulement comme objet ethnographique, mais aussi comme une menace existentielle à la pratique de l’anthropologie[3].

 

Les anthropologues qui travaillent dans des régions directement impactées par la dévastation climatique et le repli autoritaire ont depuis longtemps dénoncé ces mutations qui entravent leur travail intellectuel. Alors que la fumée persistait, les anthropologues se sont tourné.e.s vers les réseaux sociaux pour critiquer le congrès et son empreinte carbone démesurée. Dans une lettre ouverte publiée sur son compte Facebook, Karen Nakamura a interpellé l’AAA quant à son incapacité à accueillir ses membres non valides, à fournir des masques N95 à ses participant.e.s ou à confirmer la présence de filtres à air HEPA dans les systèmes de ventilation du centre[4]. Zoe Todd, une anthropologue autochtone basée au Canada, déclara sur Twitter : « Si respirer la fumée émanant d’arbres, de maisons, de villes en flammes ne nous convainc pas qu’il nous faut changer radicalement nos engagements et dépasser le modèle du centre de conférences… je ne sais pas ce qui le fera (If breathing in the smoke of burning trees, homes, cities doesn’t convince us that we need radically different ways to engage beyond conference center model (…) I don’t know what will) »[5]. En réponse à l’injonction de Todd, Anand Pandian proposa modestement une conférence biennale (plutôt qu’annuelle) enrichie par « des douzaines de rassemblements régionaux simultanés, chacun diffusant ses sessions en ligne et tenant des rencontres virtuelles (dozens of simultaneous regional gatherings, each streaming sessions online and holding virtual meetups) »[6].

 

Revisiter ces épisodes de San José me permet d’exposer les enjeux d’une crise épistémique plus large à laquelle l’anthropologie s’est confrontée en 2019. Alors que les anthropologues ont adopté le langage de la crise pour décrire la fracture d’une discipline autrefois encensée, cette attitude implique trop souvent une autoflagellation rituelle qui autorise le retour à la normalité académique. Comme l’établit Greg Beckett (Beckett 2019) dans son ethnographie There Is No More Haiti, une situation de crise porte avec elle l’attente d’une action décisive en cas de vie ou de mort. Cependant, le langage de la crise en anthropologie encourage l’idée trompeuse que cette crise soit interne aux associations professionnelles et aux bureaucraties académiques de la discipline. Au contraire, l’action décisive qui pourra résoudre cette crise ne peut pas se limiter aux halls des centres de convention ou aux départements universitaires[7].

 

Comme l’observe plutôt Deborah Thomas (Thomas 2019a, 550), l’état de crise permanent de l’anthropologie se comprend mieux comme symptomatique d’un « changement d’époque (epochal shift) » au sein duquel l’effondrement de l’Occident en tant que projet intellectuel et politique ouvre de « nouvelles formes d’organisation politique (…) alors que nous repensons les fondations de la souveraineté (new forms of political organization (…) as we rethink the foundations of sovereignty) ». Bien que je sois d’accord avec le diagnostic de Thomas, je suis peut-être moins optimiste quant aux futurs qu’il peut apporter.

 

Dans cette phase liminale d’un changement d’époque plus large, il n’est pas clair que les formes d’organisation politique à venir génèreront des alternatives émancipatrices à l’exclusion de la souveraineté et qu’elles ne feront pas plutôt place à une intensification de la répression et de la violence étatique. En tant que force majeure de ce changement d’époque, le changement climatique anthropogénique présage selon certain.e.s une histoire universelle dérivée d’un état partagé de catastrophe imminente (Chakrabarty 2009). Bien que  Dipesh Chakrabarty estime que les incendies dans les villes californiennes affluentes indiquent que « contrairement aux crises du capitalisme, il n’y a pas de bateaux de sauvetage pour les riches et les privilégié.e.s (unlike in the crises of capitalism, there are no lifeboats here for the rich and the privileged) », la conscription du travail carcéral et le mercenariat des pompiers privé.e.s démontrent que les solutions capitalistes gardent l’apparence d’un salut réservé à quelques élu.e.s.

 

Les feux continuèrent de se répandre après San José. En Australie, l’aggravement des épisodes de sécheresse pendant les mois d’été a causé la pire saison des feux jamais enregistrée, affectant tous les états australiens et provoquant des conséquences particulièrement dévastatrices pour les peuples et les communautés autochtones. Malgré les signaux d’alarme déclenchés par les incendies des deux côtés du Pacifique, la conquête libérale de la nature perdure dans l’imaginaire politique contemporain[8]. Mike Davis (Davis 1999) expose cette prétention tragique dans son traité « The Case for Letting Malibu Burn ». Davis se passe de la temporalité coloniale d’un libéralisme lockien en portant son attention sur les feux de forêt récurrents qui maintenaient les écologies locales avant l’établissement des colonies européennes. Comme il le démontre, la grandiloquence libérale de Malibu est soutenue par la Silicon Valley et ses rêves de fixes[9] technologiques de l’écologie profonde de la région. Pour préserver la propriété privée contre les feux récurrents en Californie, les « nouveaux riches de Malibu construisent toujours plus haut dans la montagne avec un mépris pour toute conséquence grave (Malibu nouveaux riches build higher and higher in the mountain chamise with scant regard for the fiery consequences) » (Davis 1999, 110). Pour Davis, ce rêve errant est un principe inhérent au libéralisme en tant que discours d’enfermement plutôt qu’une regrettable dérive de ses préceptes initiaux. Il suggère que nous abandonnions cette lubie et que nous laissions brûler Malibu.

 

Tout comme Malibu, l’anthropologie poursuit ses propres fixes face aux crises cycliques de sa légitimité. Mais peut-on faire le même plaidoyer pour laisser brûler l’anthropologie ? En suggérant cela, je ne dis pas qu’il faille abandonner l’entreprise de critique sociale et culturelle au profit d’un fatalisme professionnel et scolastique déguisé en politique[10]. Dans la lignée de Davis, laisser brûler l’anthropologie implique un appel à l’abandon de ses présupposés libéraux. En 2019, il s’est avéré que l’attachement de l’anthropologie socioculturelle à l’autre ethnographique n’était plus soutenu par un « modèle stable (stable foil) » de démocratie libérale et d’humanisme (voir Mazzarella 2019). Plutôt qu’une résolution facile de cette crise épistémologique, les anthropologues ont été amené.e.s à habiter les contradictions de San José afin de démanteler le lexique réconfortant du sentimentalisme ethnographique et de la critique culturelle. Laisser brûler l’anthropologie nous permet d’imaginer pour la discipline un futur détaché de ses objets et de ses références classiques.

 

Si nous laissons effectivement brûler l’anthropologie, que restera-t-il alors dans son sillage ? Je me joins à celles et ceux qui demandent une réévaluation fondamentale de la pratique anthropologique, celle qui se servirait des capacités des infrastructures digitales et de télécommunications pour mettre fin à une empreinte carbone destructrice, aux interdictions de voyage et aux restrictions de visa. Toutefois, de tels changements ne vont pas assez loin. Pour le dire simplement, une conférence virtuelle ou toute autre innovation infrastructurelle ne peuvent se contenter d’autoriser l’anthropologie à retomber dans ses conventions classiques en prétendant à la neutralité carbone et à l’accessibilité digitale. Ce fix virtuel pourrait absoudre les anthropologues de leur culpabilité quant au changement climatique anthropogénique, mais il ne contribue que très peu à transformer l’anthropologie et à faire face aux « problèmes qui se posent à nous tout.e.s (problems that confront us all) » (Boas 1969, 2). L’occasion manquée du congrès de l’AAA de San José a rendu évidente l’imbrication des menaces conjointes du changement climatique et de l’autoritarisme global dans les histoires longues de l’esclavage racial et du colonialisme de peuplement qui persistent dans les déplacements asymétriques et les régimes carcéraux du présent.

 

Cet essai considère la manière dont les anthropologues socioculturel.le.s ont répondu en 2019 au changement d’époque en cours. Heureusement, les anthropologues n’ont pas abandonné cette responsabilité. Dans son ethnographie retentissante Progressive Dystopia: Abolition, Antiblackness, and Schooling in San Francisco, Savannah Shange (Shange 2019b, 9) nomme « anthropologie abolitionniste (abolitionist anthropology) » cette impulsion qui reformule sans réserve l’anthropologie comme un « genre de d’études noires (genre of Black study) » qui perturbe la tendance des anthropologues à refuser leur complicité avec les structures de dépossession qu’iels prennent comme thèmes de recherche. Inversement, une anthropologie abolitionniste insiste sur le fait que tout travail anthropologique doit émerger dans le sillage de l’esclavage et doit donc être guidé par une nécessité d’abolition articulée en premier lieu par les personnes asservies elles-mêmes. Comme elle nous le rappelle, « le travail de terrain n’est jamais bien loin d’un autre ensemble de champs – de coton, de canne, de tabac, de riz (fieldwork is never completely out of sight of another set of field[11] – cotton, cane, tobacco, rice) » (Shange 2019b, 10). Bien entendu, ces mêmes champs étaient eux aussi périodiquement brûlés par les conscrit.e.s enchaîné.e.s aux plantations. Comme Shange nous le rappelle vivement, la critique de l’idéalisme philosophique ne commence pas avec Marx mais avec les personnes réduites à l’esclavage ainsi que les paysan.ne.s dépossédé.e.s qui formulèrent de fait leurs propres critiques de la propriété libre de manière immanente, à travers des actes de désobéissance et de sabotage. Notre champ d’étude nécessite sa propre médiation. Laisser l’anthropologie brûler, ce serait refuser la séparation fictive entre l’anthropologie comme espace de travail académique et bourgeois d’un côté, et les histoires matérielles des autres champs qui se sont formés avec la formalisation des sciences humaines de l’autre. Dans les sections qui suivent, je détaille la façon dont cette tension surgit dans différentes initiatives pour repenser les préoccupations conceptuelles et méthodologiques de l’anthropologie dans un climat de catastrophe écologique et de repli autoritaire.

 

Contre le fix technologique : une anthropologie parcellaire[12]

 

À une époque de dévastation climatique, le concept d’anthropocène pose un défi à l’anthropologie. Bien souvent déployé au-delà de sa définition originelle, l’anthropocène établit les perturbations climatiques anthropogéniques comme une force d’ampleur géologique qui fait tomber une fausse distinction entre histoire humaine et naturelle (voir Chakrabarty 2009). Néanmoins, les critiques du concept d’anthropocène contestent son acceptation tacite d’une catégorie homogène de l’humain qui ignore malheureusement les histoires du travail racialisé dans l’accumulation asymétrique du capital[13]. Rappelant les critiques précédentes de la théorie des systèmes-mondes, les anthropologues supposent une pluralité d’anthropocènes qui exacerbent les inégalités dans la division globale du travail plutôt qu’ils n’aplanissent les différences entre les régions et les populations[14]. Dans leur introduction à un numéro spécial de Current Anthropology, Anna Tsing, Andrew Mathews et Nils Bubandt (Tsing, Mathews, and Bubandt 2019) insistent sur le fait que la valeur heuristique de l’anthropocène n’est pas encore épuisée. Cependant, iels prennent de la distance avec une approche du discours sur l’anthropocène qui tend vers l’abstraction lorsqu’il passe au planétaire comme échelle de référence[15].

 

Dans une révision mince mais profondément impactante, Tsing, Mathews et Bubandt proposent un virage vers un « anthropocène parcellaire (patchy Anthropocene) ». Le terme « parcelle (patch)[16] » est comme iels l’expliquent emprunté à l’écologie des paysages qui comprend tous les paysages comme étant nécessairement enchevêtrés dans des matrices plus larges d’écologies humaines et non humaines. Dans cette perspective, les plantations servent d’exemples fondateurs des « simplifications modulaires qui ne s’isolent jamais complètement (modular simplifications that never fully wall themselves off) » des effets inégaux du changement climatique anthropogénique (Tsing, Mathews et Bubandt 2019, S189). Rappelant les idées du poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (Glissant 1997), la parcelle embrasse une éthique de la relation qui refuse les frontières artificielles dessinées par les plantations et les états-nations (Tsing, Mathews, and Bubandt 2019, S187). Comme nous le rappellent les éditeurs.trices du numéro spécial, toute simplification modulaire est parsemée de « proliférations sauvages (feral proliferations) » de maladies, de toxines, de fungi et d’animaux qui ne sont pas contenus par une logique présomptive d’enfermement (Tsing, Mathews et Bubandt S189). L’anthropocène requiert en effet une poétique de la relation.

 

Les contributeurs.trices à ce numéro spécial démontrent la pertinence méthodologique de la parcelle avec une consistance ethnographique admirable (voir aussi Brown 2019 ; Viveiros de Castro 2019 ; Dove 2019 ; Ficek 2019 ; Hadfield et Haraway 2019 ; Keck 2019 ; Khan 2019 ; Morita et Suzuki 2019 ; Perfecto, Jiménez-Soto et Vandermeer 2019 ; Tsai 2019). Ces perspectives détaillent, par exemple, la biologie des populations de saumons d’Alaska comme un style de revendications au sein desquelles les dommages aux écosystèmes non humains posent les bases des réparations de la violence continue du colonialisme de peuplement (Swanson 2019), les décharges à Kampala comme les théâtres de modes de subsistance pour les collecteurs.trices informel.le.s de déchets et les marabouts d’Afrique affectés par des régimes communs de déplacement et d’obsolescence (Doherty 2019), ainsi que des enchevêtrements productifs entre espèces humaines et non humaines dans les paysages agricoles de Yilan à Taïwan comme la fondation d’une politique qui s’étend au-delà des valeurs de marché de l’agroindustrie (Tsai 2019). Dans chaque exemple, l’anthropologie est poussée au-delà de son orientation classique vers l’anthropos à travers des enchevêtrements de mondes humains et non humains qui prolifèrent, au-delà de l’arbitraire des frontières municipales et juridiques.

 

Alors que les anthropologues se sont penché.e.s depuis longtemps sur l’étude d’objets au-delà de l’humain, cette préoccupation approchait bien souvent les enchevêtrements non humains en termes de leur relation avec des régimes de valeur humains[17]. Dans le cas qui nous intéresse, l’anthropocène répudie le primat de l’humain comme point de départ stable pour la recherche anthropologique. Plutôt qu’une méditation quant au développement de sujets modernes à travers l’appropriation d’écologies non humaines, une anthropologie de l’anthropocène parcellaire doit considérer un monde dans lequel l’épuisement des « natures bon marché (cheap natures) » sonne le requiem tardif de la conquête libérale de la nature (voir Patel et Moore 2017). À cette fin, un anthropocène parcellaire est une provocation adressée à la recherche anthropologique sur les adaptations technoscientifiques au changement climatique et leurs désagréments. Alors que l’ethnographie multiespèces dévoilent les « proliférations sauvages » pour faire éclater les géographies humaines prises pour acquis, les études anthropologiques des ressources et des technosciences détaillent comment ces géographies trouvent une cohérence fictive dans la promesse de fixes technologiques face aux crises énergétiques.

 

Dans son ethnographie d’une proposition d’usine de valorisation des déchets dans le sud de Baltimore, Chloe Ahmann (Ahmann 2019) explique comment cette infrastructure émettrice de gaz à effet de serre fut présentée comme une solution relativement durable par rapport à l’enfouissement classique et comme un remède à l’abandon des classes ouvrières. Comme le détaille Ahmann, les intérêts du marché sont préservés dans l’anthropocène par une « politique subjonctive (subjunctive politics) » dans laquelle les alternatives émancipatrices au capitalisme racial sont réduites à une gamme restreinte de réformes procédurales. La politique subjonctive de l’anthropocène s’articule à un registre conditionnel qui « limite un vaste champ de futurs potentiels à un ensemble mobilisable d’alternatives comparables (limits a vast field of potential futures to an actionable set of comparable alternatives) » (Ahmann 2019, 11). Ce climat subjonctif resurgit dans d’autres sites de « dilemmes énergétiques (energetic dilemmas) » posés par un modèle énergétique carboné et destructeur (High et Smith 2019) : le désenchantement des mineur.e.s de charbon du Wyoming qui voient les consommateurs.trices d’électricité issue du charbon comme recevant un incomparable « cadeau énergétique (gift of energy) » (Smith 2019), la promotion du développement de l’énergie solaire hors réseau en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne par des « philanthropes de l’énergie (energy philanthropists) » comme moyen d’ouverture de nouveaux marchés pour les technologies énergétiques renouvelables (Cross 2019), l’énergie hydraulique renouvelable comme base pour la consolidation du pouvoir étatique par les élites technocratiques au Paraguay et au Brésil (Folch 2019) et la construction de Masdar City, un district neutre en carbone à Abu Dhabi, comme terrain d’expérimentation pour des « ajustements techniques (technical adjustments) » qui visent à réconcilier un futur neutre en carbone avec une croissance industrielle maintenue et avec l’expansion de modes de vie consuméristes (Günel 2019).

 

Dominic Boyer et Cymene Howe s’attardent sur cette situation délicate dans leurs études ethnographiques de l’énergie éolienne à Oaxaca au Mexique. Innovant à partir d’une longue pratique du terrain collaboratif, Boyer et Howe nous offrent une duographie – deux volumes distincts qui explorent des thématiques parallèles de l’étude des transitions énergétiques post-carbone. Relatant les drames sociaux qui se sont joués autour de trois projets de fermes éoliennes dans l’isthme de Tehuantepec, Howe et Boyer démontrent comment ces projets d’énergie renouvelable restent pris dans une logique extractiviste de rente et de monopole. Boyer (Boyer 2019), guidé par son néologisme « énergopolitique (energopolitics) », détaille les efforts de l’état pétrolier mexicain pour maintenir un modèle de propriété étatique et de clientélisme au sein d’une politique éolienne en devenir. Même quand les projets d’énergie renouvelable présagent un futur durable pour tout.e.s, « le développement éolien [est] avidement pris par certain.e.s comme un moyen de concentrer richesse et puissance (wind development [is] avidly embraced by some as a means of concentrating wealth and power) » afin de préserver une organisation verticale de l’autorité politique (Boyer 2019, 192). En d’autres termes, bien qu’une politique éolienne puisse changer la façon de désigner la forme politique de l’état pétrolier, il préserve de manière contradictoire les mêmes pratiques d’enfermement et d’expropriation qui constituent la base de la gouvernance libérale moderne.

 

Howe (Howe 2019) historicise encore cette tendance en postulant la promesse de l’énergie éolienne comme un fix technique du changement climatique face à la colonisation séculaire de l’isthme. Dans le cas de la ferme éolienne proposée, Mareña Renovables, les peuples autochtones se sont mobilisés avec succès pour contrecarrer un projet qu’ils voyaient comme une répétition peu surprenante de leur dépossession originelle. Howe revient à la question de l’énergie sur la longue durée et nous rappelle que les turbines éoliennes renvoient à d’autres formes d’énergies que le vent a permis en « poussant les bateaux vers le nouveau monde, inaugurant un âge d’expansion impériale et d’exploitation accrue de la terre et des peuples, créatures et minéraux (blew ships to the New World, inaugurating an age of imperial expansion and the increased exploitation of land and people, creatures and minerals) » (Howe 2019, 18). Le défi qu’elle propose est de taille. Contre les conceptualisations de l’anthropocène comme la base d’une nouvelle histoire universelle, Howe insiste sur le fait qu’on puisse mieux le comprendre à travers les histoires contingentes de la race et de la dépossession dans lesquelles l’état colonial mexicain risque d’être renforcé plutôt qu’aboli par les transitions vers des énergies renouvelables.

 

Si l’on suit John Locke, le libéralisme présuppose une abondance de terres et de ressources disponibles pour l’appropriation coloniale. Á mesure que cette abondance mène à la pénurie écologique, l’idéal des droits individuels et de propriété n’est plus soutenu que par la possibilité irréalisée d’interventions énergopolitiques du haut vers le bas. Au contraire, une méthode parcellaire reste sceptique à l’égard des fixes immédiats et des simplifications modulaires sur lesquelles ils reposent. Bien que profondément attentive aux spécificités locales fournies par un travail de terrain long, la méthode parcellaire ne considère pas les géographies humaines comme naturelles et hermétiques. En troublant l’héritage des géographies coloniales, nous pouvons réanimer les sites ethnographiques en tant qu’archives écologiques perméables. Poursuivant une critique derridienne de la pratique du terrain, une méthode parcellaire nous rappelle qu’il n’y a « pas d’archive sans dehors (no archive without outside) » (Derrida 1995, 14). En faisant cela, une telle méthode nous invite à penser en dehors d’une logique subjonctive qui restreint les limites du possible aux arrangements contemporains du pouvoir politique et économique.

 

Nous ne pouvons en effet plus nous embarquer dans des recherches contenues dans des terrains ou des aires culturelles closes. Á cette fin, l’appel de Tsing, Mathews et Bubandt pour une résurrection de l’anthropologie comme porteuse de grandes affirmations à propos de l’humanité devrait être distingué d’une impulsion parallèle de résurrection d’une théorie anthropologique à travers la projection d’une altérité radicale sur un autre ethnographique idéalisé. Au contraire, les grandes affirmations sont rendues nécessaires par la menace d’extinction que fait planer la dévastation climatique. La menace existentielle du changement climatique ne rend pas caduque la préoccupation anthropologique pour les dimensions locales, intimes et affectives du changement climatique. Néanmoins, que signifierait pour l’imagination ethnographique d’être orienté vers des parcelles perméables plutôt que des terrains hermétiques ? Comment s’initierait alors un dialogue entre des sous-champs et des aires de spécialisations fractionnées ? De plus, comment tout cela pointe-t-il vers les externalités constitutives de nos programmes de recherche plutôt que vers une réclamation possessive de nos terrains respectifs considérés comme des devises pour l’avancement professionnel et l’expertise ?

 

Tsing, Mathews et Bubandt (Tsing, Mathews et Bubandt 2019, S187) se réfèrent à une tendance qui insiste sur le fait que « "juste-ici-là-où-j’ai-fait-mon-terrain", les choses sont différentes (‘just-here-where-I-did-my-fieldwork, everything is different) ». Comme iels nous le rappellent, les futurs politiques que nous partageons dans cette époque de dévastation climatique demandent que nous rejetions cette impulsion contreproductive. Le virage vers un anthropocène parcellaire est d’autant mieux servi par un virage conjoint vers une anthropologie parcellaire. Une anthropologie parcellaire amènerait une attention accrue à la « prolifération sauvage (feral proliferation) » d’anthropologies venues d’au-delà des canons et des domaines de la production du savoir anthropologique (Tsing, Mathews et Bubandt S189). Dans d’autres termes, nos propres simplifications modulaires – les associations disciplinaires, les départements académiques, les comités de promotion et de titularisation, les revues à comité de relecture – doivent être redistribuées ou bien sérieusement refondées en faveur de nouvelles mesures et de nouvelles valeurs du travail intellectuel[18].

 

Comme nous le rappelle Hannah Appel (Appel 2019, 222) dans sa très attendue ethnographie de l’extraction pétrolière off-shore en Guinée Équatoriale, la modularité dépend de « fictions et d’oublis (fictions and forgetting) » qui traduisent des paysages complexes et des régimes de travail contestés dans les termes économiques abstraits des bilans d’entreprises et des économies nationales. Son élaboration ethnographique de la production de la modularité par les technocrates industriel.le.s se prête à une critique adjacente de l’anthropologie. Notre propre profession implique un travail similaire dans lequel des rencontres ethnographiques poreuses et désordonnées sont reproduites en objets modulaires sur lesquels chaque anthropologue réclame la propriété exclusive pour les faire valoir sur le marché des positions académiques. S’il ne consiste pas en un aplatissement des différences au service d’une nouvelle histoire universelle, le changement climatique nous pousse toutefois à parler entre et à travers les sites ethnographiques, afin de s’orienter vers les demandes urgentes du temps présent. D’après William Mazzarella (Mazzarella 2019), le fait de prendre la désintégration du consensus libéral comme référent fixe de la critique culturelle force aujourd’hui les anthropologues à remettre en question la pérennité de l’idée du terrain comme délimitation géographique finie, ainsi que celle du travail de terrain comme pratique solitaire de production de savoirs. En reformulant la méthode ethnographique en termes de parcelles et de proliférations sauvages, l’anthropologie est dotée d’un objet à poursuivre pendant qu’elle laisse brûler son propre « terrain »[19].

Contre le fix étatique : une anthropologie incohérente

 

L’anthropocène connaît aujourd’hui une crise non seulement du climat, mais aussi de la forme étatique. Sarah Franklin (Franklin 2019) démontre cette idée dans une vignette poignante datant de 2016 et tirée de son Cambridgeshire natal. Comme elle le rappelle, les discussions précédant le référendum du Brexit tournaient souvent autour de la météo – en l’occurrence de son éloignement des rythmes familiers des saisons. En effet, si l’anthropocène marque une chose, c’est bien l’éloignement d’une normalité météorologique apparente, que cette normalité ait jamais existé ou non. Franklin attribue ce registre affectif à un désir de certitude, que la campagne pour la sortie de l’Union Européenne a exploité pour promettre un retour à la souveraineté britannique face à la cabale de Bruxelles. Ce « nationalisme nostalgique (nostalgic nationalism) » s’est saisi de l’imprévisibilité du temps comme d’une « synecdoque pour un sentiment plus large de perte de repères (synecdoche for a wider sense of bewilderment) », ce qui a poussé Franklin à arriver à la stupéfiante conclusion que certain.e.s de ses « voisin.e.s les plus âgé.e.s et les plus sages pourraient bien voter en faveur du Brexit à cause de la météo (oldest and wisest neighbors might well vote for Brexit because of the weather) » (Franklin 2019, 44). Parallèlement aux fixes technologiques pour les menaces existentielles de l’anthropocène, les fixes étatiques font appel à un renforcement des frontières et des populismes ethnoraciaux nostalgiques pour contenir les vicissitudes des dérèglements climatiques et de la volatilité économique. La forme étatique colporte cette illusion de certitude comme remède face à la crise existentielle.

 

Cette atmosphère étatiste n’est cependant pas immatérielle. Les essais qui accompagnent celui de Franklin dans une section spéciale de Cultural Anthropology intitulée « Reproductive Politics in the Age of Trump and Brexit » soulignent comment ce type d’investissements affectifs se manifeste violemment sur les corps de celles et ceux qui sont exclu.e.s du pacte libéral des droits et de la citoyenneté. La fabrique de l’état libéral présuppose ainsi une « grammaire reproductive (reproductive grammar) » qui positionne le corps comme objet du débat public et de l’intervention étatique (Franklin and Ginsburg 2019, 4). Elise Andaya (Andaya 2019) quant à elle, décrit l’utérus comme un terrain de contestation entre la souveraineté du corps et la souveraineté étatique dans le cadre de l’élaboration d’une politique nativiste blanche aux États-Unis. Rita Cromer (Cromer 2019, 22) démontre comment la politique reproductive dicte les termes des politiques fédérales sur l’immigration comme dans le cas de Jane Doe, une immigrante centraméricaine sans papiers de dix-sept ans dont la requête initiale pour un avortement a été bloquée par des officiers fédéraux qui arguaient que cela « pourrait encourager l’immigration illégale de mineures enceintes (could incentivize illegal immigration by pregnant minors) ». Carolyn Sufrin (Sufrin 2019, 38) s’attaque aux limites d’un « langage du choix (language of choice) » vis-à-vis des femmes incarcérées qui se voient refuser l’accès aux droits reproductifs normalement garantis au sujet libéral idéal. Puisant dans la critique féministe noire de Saidiya Hartman (Hartman 2007, 2019), Dána-Ain Davis (Davis 2019) décrit les disparités raciales dans l’issue des grossesses comme une technologie de contrôle du travail reproductif des femmes noires qui sont pareillement exclues des protections garanties par la citoyenneté dans « la vie après l’esclavage (afterlife of slavery) ».

 

Comme nous le rappelle Andaya (Andaya 2019, 13) à travers M. Jacqui Alexander, les corps des populations marginalisées sont construits comme des objets pour la gestion et l’intervention dans les moments où l’autorité de l’état se trouve menacée[20]. Dans sa quête de la certitude, le fix étatique mobilise des répertoires courants de violence et de spectacle. Nous observons cela dans les régimes carcéraux des prisons et des centres de détention mais aussi dans le travail représentationnel des photojournalistes dans les villes du Venezuela (Samet 2019a, 2019b), dans les campagnes contre la sorcellerie promues par l’état en Sierra Leone (S. Anderson 2019), dans les « pratiques improvisées (improvised practices) » des administrateurs publics pour faciliter la construction de routes dans le centre de l’Éthiopie (Mains 2019), dans les évictions forcées de campements marrons au Brésil sous le déguisement paradoxal de la préservation patrimoniale (Escallón 2019), dans les registres affectifs des chemises rouges populistes en Thaïlande (Seo 2019), dans la destruction de sceaux d’inviolabilité comme performance de la désobéissance iranienne aux accords de régulation nucléaire (Weichselbraum 2019) et dans les efforts des agents de sécurité dans les zones frontalières entre l’Inde et le Pakistan pour « détecter (detect) » les migrant.e.s illégaux.ales qui ne parviennent pas à se conformer aux attentes de la citoyenneté (Ghosh 2019). Chacun de ces répertoires implique la production d’objets spectaculaires – du corps souffrant comme représentatif d’un corps politique vulnérable, de routes d’asphalte comme véhicules esthétiques du progrès et du développement et de migrant.e.s supposément illégaux.ales se faisant passer pour des citoyen.ne.s, par exemple – pour dissimuler des pratiques étatiques désordonnées qui sont masquées par ce que Sahana Ghosh (Ghosh 2019, 11) appelle un « bluff de cohérence (bluff of coherence) ».

 

Ghosh n’est pas seule à se préoccuper des dimensions biopolitiques des frontières et des documents bureaucratiques. En tant qu’objets ethnographiques, les passeports et les visas se prêtent quotidiennement à des « théories de la détermination du statut dans la hiérarchie globale (theories of how status in a global hierarchy is determined) » par leur force ou leur faiblesse relatives comme marqueurs de prestige ou de vulnérabilité (Sheridan 2019, 138). Derek Sheridan raconte comment les détenteurs.trices de passeports chinois en Tanzanie sont ciblé.e.s pour l’extorsion de maigres pots-de-vin du fait des supposés manquements de la capacité militaire chinoise. Shaundel Sanchez (Sanchez 2019) révèle dans sa recherche sur les femmes musulmanes états-uniennes aux Émirats Arabes Unis comment le choix des partenaires matrimoniaux est démesurément conditionné par le pouvoir attribué aux passeports permettant de voyager aux Émirats Arabes Unis ou aux États-Unis. Plus que garantir les droits et les protections présupposées par la citoyenneté nationale, les documents de voyage indexent des régimes de valeur et de mobilité gouvernés par des bluffs diplomatiques et des performances quotidiennes d’appartenance.

 

Même si le fix étatique offre une cohérence fictive à la frontière ambigüe entre citoyen.ne et non-citoyen.ne – ou entre inclusion et exclusion selon Ghosh – son incohérence évidente engendre des fixes d’une autre sorte. Dans une ethnographie justement intitulée The Fixer, Charles Piot et Kodjo Nicholas Batema (Piot et Batema 2019) compilent le travail affectif des fournisseurs de visa togolais – couramment perçus comme des « hommes de liaison (connection men) » ou des « fixers » – alors qu’ils préparent leurs client.e.s pour la loterie annuelle des Diversity Visa soutenue par le département d’état états-unien. Batema, crédité comme coauteur et protagoniste ethnographique, est dépeint comme un escroc qui manipule habilement l’investissement dans l’authenticité et la certitude qui jouent en faveur du fix étatique. Une tactique-clé dans ce processus implique l’ajout de « personnes dépendantes (dependents) » aux dossiers d’immigration des gagnant.e.s de visa. Ces personnes dépendantes, souvent des époux.ses et des enfants, sont des attachements fictifs arrangés par les fournisseurs comme Batema pour entraîner leurs client.e.s à des modes de présentation de soi et des récits fabriqués de « premier amour (first love) » qui font passer de faux couples pour véritables.

 

Ce qui constitue le « réel » se retrouve par exemple compliqué par le constat que de nombreux.ses récipiendaires de visa tombent effectivement amoureux.ses au cours de leur processus de migration vers les États-Unis. Cette anecdote rappelle vivement que la politique de l’état est elle-même une fabrication qui fédère les nationalismes nostalgiques, afin selon Alexander d’établir quels corps peuvent être acceptés comme de vrai.e.s citoyen.ne.s. Comme le détaille Kamari Clarke (Clarke 2019, 174) dans son ethnographie de la Cour pénale internationale (CPI), les définitions juridiques du citoyen.ne et du non-citoyen.ne (ou dans le cas de la CPI des victimes et des perpétrateurs.trices) sont elles-mêmes liées à « des cadres de travail légalistes et libéraux [qui] émergent à travers des manières spécifiques d’organiser les sujets et d’ensuite effacer les processus à travers lesquels de telles organisations prennent forme (liberal legalist frameworks [that]emerge through particular ways of organizing subjects and then erasing the processes by which such formations take shape) ». Le fix étatique est toujours une pratique d’oubli à travers laquelle des arrangements légaux et juridiques subjectifs sont présentés comme des arbitrages objectifs de ce qui constitue un mariage réel, un.e citoyen.ne réel.le ou une justice réelle[21].

 

Cette fabrication ne reste pourtant pas sans conteste. L’état refait surface comme champ de bataille contesté dans un ensemble diffus de situations, à travers par exemple : la production de terroirs viticoles « autochtones (indigenous) » en Israël/Palestine comme instrument du colonialisme de peuplement (Monterescu et Handel 2019) ; les fêtes de rue hebdomadaires qui célèbrent la fin de la temporalité de la lucha qui fut celle de l’état socialiste à Santiago de Cuba (Garth 2019) ; les politiques spéculatives de restitution des terres dans la Colombie post-conflit (Morris 2019) ; la négociation rituelle entre les migrant.e.s haïtien.ne.s des traversées maritimes transnationales avec des « entités autres qu’humaines (other-than-human entities) » (Kahn 2019) ; les panneaux d’affichage satiriques qui contraignent des politicien.ne.s bosnien.ne.s dysfonctionnel.le.s à une plus grande responsabilité (Kurtović 2019) ; les mémoires collectives de la violence d’état au Kurdistan comme subversion du monopole de l’état sur la violence légitime (Günay 2019) ; la sorte de « fiction spectrale (spectral fiction) » que représente la souveraineté maritime somalienne abrogée par les expéditions états-uniennes et allemandes contre la piraterie dans ses eaux territoriales (Dua 2019, 98) ; la distribution inégale des objets et des évènements du jeu en réalité augmentée Pokémon GO qui projette virtuellement une « Jérusalem unifiée sans présence palestinienne (unified Jerusalem without a Palestinian presence) » (Meneley 2019, 139 ; l’emphase est dans le texte original). De telles perspectives nous rappellent que la cohérence de l’état ne peut pas être prise pour acquise, pour autant que son hégémonie territoriale reste potentiellement renforcée ou perturbée par des considérations d’ordre rituel, vernaculaire ou performatif.

 

Cependant, les appels nostalgiques d’une telle cohérence fictive persistent. L’échafaudage matériel qui maintient les fondations de cette fiction – à savoir la violence continue de l’état qui sous-tend sa machinerie bureaucratique – continue d’imposer des limites constitutives à l’imagination politique. Plutôt que de plaider en faveur d’un futile retour au statu quo, le rôle que l’anthropologie pourrait jouer consisterait à révéler la fragilité de l’équilibre de cet échafaudage à l’époque de regain autoritaire que nous vivons aujourd’hui. Défaire le fix étatique ne peut pas et ne doit pas se traduire par la reconstitution d’un état libéral de substitution. Nous aurons davantage à gagner en laissant cette nostalgie brûler elle aussi.

Contre le fix Boasien : l’anthropologie dans le sillage de la plantation

 

En 2019, l’anthropologie socioculturelle a profité d’une popularité renouvelée contre le zeitgeist nativiste de Trump et du Brexit. En guise d’antidote aux nationalismes ethnoraciaux et à la xénophobie, on enseigne à un certain public nord-américain à « penser comme un.e anthropologue (think like an anthropologist) », pour par exemple révéler « quelque chose à propos de nous et de nos propres cultures (something about ourselves and our own cultures) » à la lumière d’une discipline historiquement constituée comme l’étude d’autres et d’ailleurs exotiques (voir Engelke 2018). De la même manière, Charles King (King 2019) retourne dans Gods of the Upper Air auprès d’une cohorte d’anthropologues boasien.ne.s dans une lecture enthousiaste de la dimension émancipatrice du relativisme culturel. Les louanges de King vont crescendo : « S’il est aujourd’hui anodin pour un couple gay de s’embrasser à l’aéroport, pour un.e étudiant.e de lire le Bhagavad Gita dans un cours sur les grands classiques, pour le racisme d’être rejeté comme moralement épuisé et incontestablement stupide et que n’importe qui, quelle que soit son expression de genre, puisse réclamer son lieu de travail comme le sien (…) alors nous nous devons d’être reconnaissant.e.s aux idées du cercle boasien pour tout cela (If it is now unremarkable for a gay couple to kiss goodbye at the airport, for a college student to read the Bhagavad Gita in a Great Books class, for racism to be rejected as both morally bankrupt and self-evidently stupid, and for anyone, regardless of their gender expression, to claim workplaces as fully theirs (…) then we have the ideas championed by the Boas circle to thank for it) » (King 2019, 10).

 

Ce passage suscite un examen plus approfondi. Sa formulation en cause à effet est parlante. Présenté de telle manière, il signale que de tels scénarios devraient être considérés comme une banalité pour le public cible de la monographie. Ceci suscite la question de savoir qui peut se permettre de rejeter passivement le racisme comme une forme de stupidité (plutôt que comme une menace mortelle quotidienne), tout autant que celle de savoir qui peut être est autorisé.e à s’inscrire à un séminaire sur les grands classiques, ou encore celle des lieux de travail dans lesquels les personnes qui ne se conforment pas aux identités de genre peuvent se sentir protégé.e.s de la discrimination et de la violence. En d’autres termes, ce mécanisme de cause à effet est gouverné par l’acceptation tacite d’un sujet normatif en termes de race et de classe comme principal bénéficiaire d’une tradition relativiste boasienne.

 

Gods of the Upper Air n’est cependant pas la seule monographie qui retourne au cercle boasien comme fenêtre sur notre présent politique. L’ouvrage From Boas to Black Power: Racism, Liberalism, and American Anthropology de Mark Anderson résonne différemment. Dans une monographie qui devrait rejoindre From Savage to Negro (Baker 1998) de Lee Baker comme lecture obligatoire dans les séminaires d’introduction à l’anthropologie, Anderson élabore une histoire de l’anthropologie américaine qui met au centre les sujets racialisés qui n’ont pu bénéficier de l’antiracisme libéral. Alors que la critique du déterminisme biologique a constitué la base des revendications légales des populations immigrantes européennes à la blancheur et de leur incorporation aux privilèges de la citoyenneté, cette « analogie immigrante (immigrant analogy) » caractéristique de l’anthropologie physique boasienne échoue à déplacer les antagonismes raciaux fondamentaux dans les Amériques post-émancipation. En plaçant de façon erronée l’origine de ces antagonismes dans le discours scientifique plutôt que dans la violence des plantations du nouveau monde et de leurs après-vies, Boas et ses interlocuteurs.trices promouvaient la « diminution de la conscience raciale comme condition nécessaire pour un futur américain libéral (diminution of racial consciousness as the necessary condition for a liberal American future) », au lieu de projets plus radicaux de réclamation et de réparation (M. Anderson 2019, 59).

 

Je trouve curieux que la mémoire historique de Boas néglige si souvent ses engagements fluctuants à l’égard de la science anthropologique. Comme nous le rappelle Peggy Sanday (Sanday 2013), Boas ne limitait pas son projet intellectuel à une quête de « la vérité pour la vérité (truth for truth’s sake) ». Dans ses dernières années marquées par la guerre en Europe, Boas (Boas [1969] 1969, 2) insistait en effet sur le fait que l’anthropologie devait viser au-delà d’un relativisme idéaliste pour s’occuper des « problèmes qui se posent à nous tou.te.s (problems that confront us all) ». Il est moins prudent de plaider en faveur d’un retour cyclique à Boas pour absoudre l’anthropologie de ses péchés proverbiaux que d’interroger la version de l’anthropologie boasienne qu’un humanisme libéral conjure inévitablement. Ce fix boasien, non sans similitude avec le fix virtuel qui lui correspond, nous permet encore une fois d’échapper à une reconnaissance des écueils de l’anthropologie en tant qu’ « espace public blanc (white public space) » qui maintient le mythe libéral de la perfectibilité par l’incorporation progressive des peuples historiquement subordonnés aux conforts et aux privilèges de la propriété et de la citoyenneté (voir Brodkin, Morgen, and Hutchinson 2011).

 

Le fix boasien n’est autre qu’une manifestation de « l’établissement libéral (liberal settlement) » que Mazzarella (Mazzarella 2019) identifie comme étant la raison d’être de l’anthropologie états-unienne d’après-guerre. Dans cette visée, une préoccupation ethnographique persistante pour l’altérité radicale a été « soutenue par un modèle stable (sustained by a stable foil) » de l’état libéral et du sujet comme base de la critique culturelle (Mazzarella 2019, 55). Alors que le consensus libéral d’après-guerre est déséquilibré par les pressions de la dévastation climatique et des insurrections populistes, les crises écologiques et de la gouvernance remettent en question les fins de l’anthropologie elle-même. Quelle est la pertinence de l’anthropologie dans ce moment d’hégémonie libérale en déliquescence ? Ou mieux encore, que doit devenir l’anthropologie afin de revendiquer sa pertinence dans un moment de gouvernance autoritaire et de politique post-vérité ?[22]

 

Si l’anthropologie ne peut plus dépendre de ce discours sur la perfectibilité qui sous-tend à la fois l’établissement (settlement) libéral dont parle Mazzarella et les établissements (settlements)[23] libéraux comme Malibu, il nous incombe d’élaborer une tradition anthropologique alternative en dehors de ces géographies de la négligence qui caractérisent le libéralisme moderne (voir Taylor 2018). Dans sa dernière monographie Political Life in the Wake of the Plantation, Deborah Thomas (Thomas 2019b) nous rappelle que l’établissement libéral ne peut être compris qu’à travers les technologies coloniales qui nourrirent les discours des Lumières sur le progrès moral. En prenant la logique d’ordre et de discipline de la plantation comme fondamentale dans les articulations modernes de la souveraineté, Thomas appelle une réorientation de l’anthropologie vers une reconnaissance de l’histoire de la plantation et de ses après-vies constitutives.

 

En lieu et place d’un empirisme neutre, qui surdétermine bien souvent l’imagination ethnographique, Thomas présente sa méthode comme une pratique du témoignage qui se refuse à la prétention d’un accès immédiat à un quelconque sujet ethnographique quintessentiel. Aiguisée par son engagement militant auprès de survivant.e.s des violences d’état à Kingston en Jamaïque – lors notamment de l’incursion de 2010 dans le quartier de Tivoli Gardens pour procéder à l’extradition vers les États-Unis du parrain mafieux local Christopher « Dudus » Coke – le travail de témoignage de Thomas établit de nouveaux objectifs pour l’anthropologie, en allant de la construction d’archives inertes des différences humaines à des archives affectives de la violence qui suscite une « disposition éthique au-delà du politique, une qui cherche à sonder et à reconnaître l’ampleur avec laquelle nous sommes complices de sa reproduction (ethical disposition beyond the political, one that seeks to probe and acknowledge the extent to which we are complicit in its reproduction) » (Thomas 2019b, 220).

 

Se porter témoin reviendrait alors à habiter le monde de façon critique dans le sillage même de la violence[24]. Savannah Shange (Shange 2019a) trace les contours d’une telle pratique dans sa réflexion sur son terrain dans une école secondaire de San Francisco. Shange raconte comment Tarika, une fille noire avec qui elle avait fait connaissance, lui a déclaré : « Tu peux me suivre, mais je ne vais pas te parler (You can follow me, but I’m not gonna talk to you) » (Shange 2019a, 16). Perturbant ainsi l’impulsion à continuer la recherche de données ethnographiques malgré les protestations de ses interlocuteurs.trices, Shange nous rappelle qu’être témoin implique un certain scepticisme quant à la « prétention à la densité narrative (expectation of narrative thickness) » qui menace les affirmations ordinaires de souveraineté. Alors que les filles noires résistent à leur incorporation dans les régimes disciplinaires des appareils idéologiques étatiques, le projet ethnographique prend le risque d’une complicité avec l’état en tant que technologie de surveillance (Shange 2019a, 16). S’engager à être témoin ne signifie pas qu’il soit prescrit de faire montre d’un empirisme sentimental qui rejoue les récits de violence et de résilience à l’intention d’un public d’observateurs.trices libéraux.ales et interventionnistes. Plutôt qu’une entreprise fondée sur la circulation de données ethnographiques sur le marché académique, la pratique de l’anthropologie dans le sillage de la plantation réside dans une « solidarité dense [qui] combine l’empathie interpersonnelle avec l’analyse historique, la finesse politique et une volonté de suivre celles et ceux qui sont le plus directement impacté.e.s (thick solidarity [that] layers interpersonal empathy with historical analysis, political acumen, and a willingness to be led by those most directly impacted) » (Liu et Shange 2018, 196 ; l’emphase est dans le texte original ; voir aussi Shange et Liu 2019). À la différence de la description dense, la solidarité dense refuse d’exploiter l’intériorité affective des sujets ethnographiques. Pour aspirer à cela, nous devons nous débarrasser des mythes fondateurs qui préservent l’anthropologie de ses crises de légitimité récurrentes.

Contre le fix décolonial : vers une anthropologie abolitionniste

 

Le travail des anthropologues en 2019 suggère qu’il y existe un plaidoyer pour laisser brûler l’anthropologie. Ce n’est cependant pas une mince affaire. Laisser brûler l’anthropologie ne veut pas forcément dire qu’une anthropologie abolitionniste prendra sa place. Nombre de bureaucrates universitaires ne seraient que trop disposé.e.s à l’idée de ralentir les titularisations, de couper les fonds pour des programmes gradués et de fermer des départements d’anthropologie sous prétexte de mesures de restriction budgétaire commandées par la marchandisation de l’enseignement supérieur.

 

S’impose alors une attention accrue à ce que Michel-Rolph Trouillot (Trouillot 2003, 8) décrivait de manière poignante comme la « politique électorale (electoral politics) » de la discipline. Nicholas Kawa, José Michelangeli, Jessica Clark, Daniel Ginsberg et Christopher McCarty (McCarty 2019) fournissent une évaluation de la discipline qui laisse à réfléchir dans leur article « The Social Network of US Academic Anthropology and Its Inequalities ». En puisant dans une base de données exhaustive qui répertorie toutes les positions occupées dans des programmes doctoraux en anthropologie aux États-Unis, les auteur.e.s développent une analyse des réseaux sociaux pour retracer les contours des inégalités et des formes de réciprocité à l’œuvre dans le placement des jeunes docteur.e.s en anthropologie. Les résultats sont à la fois saisissants et peu surprenants : « Dans l’anthropologie académique aux États-Unis, un petit noyau de programmes produit  la majorité des postes permanents ou menant à la permanence dans les programmes délivrant des doctorats, avec un nombre encore plus restreint qui en domine le réseau (In US academic anthropology, a small cluster of programs is responsible for producing the majority of tenured and tenure-track faculty in PhD-granting programs, with a very select few dominating the network) » (Kawa, Michelangeli, Clark, Ginsberg et McCarty 2019, 23)[25]. Cette inestimable contribution nous rappelle, bien que tardivement, que la crise épistémologique de l’anthropologie est aussi celle de sa reproduction professionnelle qui reste surdéterminée par une élite anthropologique.

 

Les auteur.e.s de cet article sont rejoint.e.s par d’autres dans la dénonciation des inégalités du travail et du prestige anthropologique. Il serait négligent de ma part de ne pas mentionner l’épisode du #HauTalk, déclenché par des révélations sur les méconduites personnelles et académiques de l’éditeur en chef de l’époque de HAU : Journal of Ethnographic Theory, ainsi que par l’abus et l’exploitation incontrôlée des étudiant.e.s employé.e.s par le journal en libre accès[26]. Sans répéter les nombreuses critiques qui ont émergé du #HauTalk dans des revues d’anthropologie, des blogs et sur les réseaux sociaux, je suis particulièrement inquiet de la manière dont ce scandale a révélé les dangers d’une anthropologie qui soutient un « star system » académique et qui masque l’incessante exploitation d’universitaires jeunes et précaires sous l’apparence autrement louable de l’accès libre et de l’engagement public[27]. Les prérequis pour la permanence et la promotion académique – et par conséquent pour une inclusion maintenue dans la guilde de l’anthropologie – dépendent d’un investissement dans l’autorat qui valorise la dissension plutôt que l’entente, l’individualisme plutôt que la collaboration et la séquestration du savoir plutôt que sa libre circulation. La parcelle, la duographie et l’ethnographie collaborative de Piot et Batema proposent des alternatives convaincantes. Il reste cependant à déterminer comment de telles approches plurielles et polyphoniques peuvent atteindre l’hégémonie dans une discipline qui élève l’ethnographe solitaire comme le parangon de l’expertise.

 

C’est pour cela que le projet de décolonisation de l’anthropologie reste marqué par une hésitation à ressusciter l’anthropologie de sa condition critique. Comme le fait remarquer Ted Gordon (Gordon 1997, 155), « décoloniser l’anthropologie devient plus qu’une négation. Il ne s’agit et ne peut pas s’agir de restaurer l’anthropologie comme une discipline qui soit dans un certain sens passivement "neutre" et "objective" (decolonizing anthropology becomes more than a negation. It is not, and cannot be, the restoration of anthropology to a discipline which is in some sense passively ‘neutral’ or ‘objective’) ». De manière encourageante, les appels pour une décolonisation de l’anthropologie deviennent monnaie courante. En 2019, nombre d’anthropologues se sont joint.e.s au momentum décolonial. Notons particulièrement l’ouvrage de Carolina Alonso Bejarano, Lucia López Juárez, Mirian A. Mijangos García et Daniel M. Goldstein Decolonizing Anthropology: Undocumented Immigrants and New Directions in Social Science, qui soutient que l’anthropologie doit « encore s’engager pleinement dans le défi décolonial (yet to engage fully with the decolonial challenge) », puisqu’elle continue à « approuver un modèle de recherche au sein duquel les vies d’autres culturel.le.s constituent des objets de recherche légitimes et à pratiquer des formes de recherche qui distribuent le pouvoir vers le haut, de celles et ceux qui sont étudié.e.s vers celles et ceux qui font leur étude (endorse a model of scholarship in which the lives of cultural others constitute the legitimate objects of scholarly inquiry and to practice forms of research that distribute power upward, from those being studies to those doing the studying) ». Leur constat est crucial. Réfléchissant au déluge de réponses à ce tournant décolonial, les auteur.e.s pointent une pratique de la citation qui ne reconnaît tardivement cette littérature que pour repousser la critique et renforcer les hiérarchies académiques de rang, de prestige et d’autorat. Ce fix décolonial valorise les initiatives d’inclusion et les citations entre parenthèses plutôt qu’une réorganisation de la pratique anthropologique[28]. Là où la « génération décolonisante (decolonizing generation) » a précédemment souffert d’une négligence généralisée, elle risque aujourd’hui d’être réduite au silence par incorporation passive au sein d’une entreprise professionnelle marquée par des inégalités persistantes (voir Allen et Jobson 2016).

 

Ni l’histoire coloniale de l’anthropologie ni le caractère insulaire du marché du travail académique ne peuvent être résolus par des révisions sporadiques des canons disciplinaires ou par la diversification du corps professoral. Alors que les anthropologues commencent tout juste à s’attaquer aux aspirations illusoires qui sous-tendent les fixes technologiques et étatiques à la crise politique et écologique, nous nous trouvons mis.e.s au défi de refuser l’établissement libéral comme raison d’être de l’anthropologie socioculturelle. En 2019, les anthropologues ont ouvert la voie, en refusant de s’en tenir à des fixes faciles aux crises épistémologiques ainsi qu’un objet fixe de l’imagination ethnographique. L’anthropologie abolitionniste de Shange demande que l’anthropologie renonce à l’exceptionnalisme qui la place en dehors des histoires de la violence. Nous devons pour cela comprendre la plantation comme un site de simplification écologique mais aussi comme un laboratoire de la terreur qui marque les limites de l’humain. Comme nous le rappelle Sylvia Wynter, les « effets désastreux du changement climatique (…) ne peuvent être résolus que si nous pouvons pour la première fois faire l’expérience de nous-mêmes, pas seulement tel que nous le faisons actuellement comme tel ou tel genre de l’humain, mais aussi en tant qu’humain (disastrous effects of climate change (…) can be solved only if we can, for the first time, experience ourselves, not only as we do now, as this or that genre of the human, but also as human) » (cité dans Scott 2000, 196 ; l’emphase est dans l’original ; voir aussi Wynter 2003). Si comme le suggère Wynter, toute résolution du changement climatique requiert une révision fondamentale des relations et des désirs qui constituent l’humain, l’anthropologie ne peut pas présumer un sujet humain cohérent comme point de départ, mais doit tout de même adopter un humanisme renouvelé comme horizon politique. Nous pourrions commencer par laisser brûler l’anthropologie.

Notes

[1] https://twitter.com/realDonaldTrump/status/106116880321 8948096.

[2] NdT : ce programme initié par le gouvernement californien vise à « soutenir les agences gouvernementales étatiques, locales et fédérales dans la lutte contre les incendies, les inondations et les autres désastres naturels ou anthropogéniques » (source : https://www.cdcr.ca.gov/facility-locator/conservation-camps/). Les personnes employées dans ces camps sont issues de la population carcérale de l’état californien.

[3] Méditant sur la provocation de Sherry Ortner qui estime que depuis les années 1980, le discours anthropologique est dominé par une anthropologie sombre qui « se focalise sur les dimensions difficiles de la vie sociale (focuses on the harsh dimensions of social life) », Lucia Cantero (Cantero 2017, 310) résiste à la tentation de répondre à une anthropologie sombre par des « anthropologies du bien (anthropologies of the good) ». À la place, elle suggère que nous creusions encore plus ces thématiques sombres et ce désenchantement comme un « moyen de résister à la promesse manquée de la modernité et du sécularisme (way to push back against the failed promise of modernity and secularism) ».

[4] https://www.facebook.com/prof.karen.nakamura/posts/1021 5874804197530.

[5] https://twitter.com/ZoeSTodd/status/1063889272514609 152.

[6] https://twitter.com/anandspandian/status/106394761021652 5824.

[7] Comme le souligne Joseph Masco (Masco 2016, S73) dans sa généalogie critique de la crise, « les discours de crise tentent de stabiliser une institution, une pratique ou une réalité plutôt que d’interroger les conditions historiques de possibilité qui ont permis à ce danger d’arriver. Dans notre époque, la crise empêche de réfléchir en évoquant le besoin d’une réponse d’urgence à la perte potentielle d’un status quo, mettant l’accent sur l’urgence et la restauration plutôt que sur un examen des principes initiaux et des ontologies historiques (Crisis talk seeks to stabilize an institution, practice, or reality rather than interrogate the historical conditions of possibility for that endangerment to occur. In our moment, crisis blocks thought by evoking the need for an emergency response to the potential loss of a status quo, emphasizing urgency and restoration over a review of first principles and historical ontologies) ».

[8] La persistance de cette perspective parmi les factions politiques d’extrême-droite est largement documentée, mais de nombreuses propositions démocratiques pour des futures durables ou pour un « Green New Deal » ne sont pas moins infusées des principes de base du libéralisme. Le commentaire « Fully Automated Green Communism » d’Aaron Bastani (Bastani 2017) illustre bien cela.

[9] NdT : le terme anglais « fix » est maintenu dans la traduction française. Il prend le sens d’une réparation (de l’anglais « to fix ») qui n’est qu’un ajustement mineur, une solution trop évidente qui ne traite pas le fond du problème et perpétue sa récurrence en maintenant un état de précarité, ici les crises de légitimité de l’anthropologie décrites par Jobson.

[10] À propos du phénomène du fatalisme intellectuel parmi les universitaires, voir Tyson (Tyson 2019).

[11] NdT : Shange joue ici sur la polysémie en anglais du terme « field » comme terrain et comme champ.

[12] NdT : ici et dans le reste du texte, l’adjectif anglais « patchy » est traduit par « parcellaire ». Bien que ce dernier s’éloigne de l’idée du patchwork et de ses pièces tissées ensemble, il garde le sens de zones éparses pas ou peu définies ou mesurables.

[13] Moore (Moore 2015) est emblématique de cette critique qui propose le capitalocène comme un cadre alternatif pour considérer les perturbations climatiques anthropogéniques.

[14] Pour des critiques anthropologiques notables de la théorie des systèmes-mondes, voir Mintz (Mintz 1977) et Trouillot (Trouillot 1982).

[15] Ce « tournant planétaire (planetary turn) » a pris de l’ampleur avec la publication de l’essai de Dipesh Chakrabarty (Chakrabarty 2019) « The Planet: An Emergent Humanist Category ». Les considérations anthropologiques des systèmes terrestres et des sciences planétaires sont manifestement absentes de cette déclaration. Pour une monographie entière sur ce thème, voir Messeri (Messeri 2016).

[16] NdT : de même, le terme anglais « patch » est traduit par « parcelle » pour des raisons de cohérence et d’uniformité avec les adjectifs correspondants.

[17] Pour une étude représentative, voir Comaroff et Comaroff (Comaroff et Comaroff 1990).

[18] Zoe Todd (Todd 2018) appelle judicieusement cette nécessité le « tournant décolonial 2.0 (Decolonial Turn 2.0) », celui-ci requérant un « engage[ment] avec certaines des injustices sous-jacentes qui empêchent [l’anthropologie] de vraiment se décoloniser (engage[ment] with some of the underlying injustices that keep [anthropology] from truly decolonizing) » (l’emphase est dans le texte original).

[19] À bien des égards, les efforts pour repenser le terrain et le travail de terrain viennent seulement d’intégrer les réflexions de la « génération décolonisante (decolonizing generation) » précédente (voir Allen et Jobson 2016). Les réflexions de Deborah D’Amico-Samuels (D’Amico-Samuels 1997) dans l’ouvrage fondateur Decolonizing Anthropology sont frappantes par leur clairvoyance. Comme elle l’écrit, « le terrain fonctionne toujours comme un concept idéologique qui érige de fausses frontières dans le temps et dans l’espace et qui obscurcit les véritables différences de couleur, de classe, de genre et de nationalité (the field still functions as an ideological concept which erects false boundaries of time and space and obscures real differences of color, class, gender and nationality) » (D’Amico-Samuels 1997, 69). Elle rajoute à cela que la « notion de terrain est un outil de distanciation qui autorise l’anthropologue à voyager dans le temps et à errer autour du globe (notion of the field is a distancing device, which allows the anthropologist to become a time traveler as well as a wanderer around the globe) » (D’Amico-Samuels 1997, 75).

[20] Voir Alexander (Alexander 1994).

[21] D’après David Graeber (Graeber 2015, 86), le réel dans cet exemple n’est pas « dérivé du latin res, ou "chose" (…) [mais] de l’espagnol real qui signifie "royal", "qui appartient au roi" (not derived from Latin res, or ‘thing’. . . [but] from the Spanish real, meaning, ‘royal,’ ‘belonging to the king) ». Le fix étatique est ainsi guidé par un monopole supposément souverain de la définition du réel.

[22] Darryl Li (Li 2019) défie indirectement la position libérale de l’anthropologie dans son ethnographie inédite des moudjahidines volontaires de la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995. En théorisant le jihad comme une pratique de l’universalisme, Li défait la propension à l’universel du libéralisme démocratique en le juxtaposant au premier : « Les deux cherchent la transformation sociale avec une légitimité locale questionnable et peinent à savoir avec quelle agressivité poursuivre ces desseins et interagir avec les dynamiques locales. Mais dans la plupart des conversations en Occident, ce sont les moudjahidines qui sont décrits comme des "combattants étrangers" incompatibles avec le contexte local, alors que d’autres personnes armées qui ne sont pas moins étrangères sont vues comme incarnant une communauté internationale qui inclut le local tout en le dépassant. Ce livre cherche à comprendre et à troubler les conditions qui rendent pour beaucoup ce contraste si intuitivement évident (Both are engaged in bringing project of social transformation with questionable local legitimacy, and struggle over how aggressively to pursue those programs and how much to interfere in local dynamics. But in most conversations in the West, it is the mujahids who are described as ‘foreign fighters’ irreconcilable to local context, while other people with guns who are no less foreign are seen to incarnate an International Community that necessarily includes the local but exceeds it at the same time. This book seeks to understand and unsettle the conditions that make this contrast seem intuitively obvious to so many) » (Li 2019, 10). Bien que Li ne le dise pas de façon explicite, l’anthropologie n’en est pas moins coupable dans ce processus de conditionnement qui présente l’académie libérale comme agent de l’universel et l’autre ethnographique comme inévitablement provincial.

[23] NdT : Jobson joue ici sur la polysémie du terme « settlement » que l’on retrouve aussi dans la locution settler colonialism, traduite ici par colonialisme de peuplement.

[24] Le registre du « sillage (the wake) » entre dans l’anthropologie à travers la théorie critique de Christina Sharpe (Sharpe 2016). Évoquant les multiples significations du sillage comme le trajet d’un bateau ou la conséquence d’un évènement, Sharpe conçoit le « travail de sillage (wake work) » comme une pratique « d’imagination de nouvelles manières de vivre dans le sillage de l’esclavage, dans les vies après l’esclavage, de survivre (et plus) à la vie après la propriété (imagin[ing] new ways to live in the wake of slavery, in slavery’s afterlives, to survive (and more) the afterlife of property) » (Sharpe 2016, 18). L’anthropologie abolitionniste de Shange est telle que le travail de terrain anthropologique est nécessairement un exercice du travail de sillage que Sharpe désigne.

[25] Cette observation mérite un aparté réflexif. Ce n’est sûrement pas un accident si cet article est rédigé par un membre de l’un des programmes en question. À vrai dire, Kawa et al. désignent spécifiquement mon employeur actuel en concluant que la « domination [de l’Université de Chicago] au sein de ce réseau est sans pareil (dominance within the network is unparalleled) » (Kawa, Michelangeli, Clark, Ginsberg et McCarty 2019, 20). Bien qu’il ne me soit aucunement accordé tous les privilèges liés à cette domination en tant que membre facultaire noir non permanent dans une institution majoritairement blanche, j’écris en tant que titulaire d’un poste menant à la permanence à une époque où le marché du travail universitaire est d’autant plus dominé par les contrats d’enseignement à court terme. La crise de l’anthropologue noir.e est à la fois cette précarisation du travail académique et un cas académique particulier de ce que l’historienne Keeanga-Yamahtta Taylor (Taylor 2019) décrit comme une « inclusion prédatrice (predatory inclusion) » dans sa dernière monographie qui traite de race et de politique foncière fédérale à la suite des soulèvements urbains dans les années 1960 aux États-Unis. Qu’advient-il quand les universitaires noir.e.s sont par exemple instrumentalisé.e.s en tant que visages de la diversité académique et voient leurs critiques intégrées avec empressement à des programmes de domination ? Il est nécessaire que je dise que Chicago ne peut être pris à part comme exception hégémonique et qu’elle constitue plutôt la norme. Toutes les universités du monde académique états-unien sont érigées sur les fondations de la domination coloniale – soit comme bénéficiaires principaux, soit comme projets de récompense philanthropique et d’élévation raciale. Même si les opportunités se multiplient pour les universitaires issu.e.s de groupes sous-représentés dans l’académie états-unienne, l’incitation des programmes à « recruter et à conserver des universitaires de diverses origines raciales, ethniques et socioéconomiques (recruit and retain scholars from diverse racial, ethnic, and socioeconomic backgrounds) » reste un strict minimum pour véritablement transformer la discipline anthropologique (Kawa, Michelangeli, Clark, Ginsberg et McCarty 2019, 26). Même si des efforts de diversité et d’inclusion sont des corrections nécessaires à apporter à l’histoire coloniale de la discipline, l’incorporation sélective d’universitaires non blanc.he.s à des postes menant à la permanence ne marque pas à elle seule l’avènement d’une anthropologie décolonisatrice (voir Harrison [1991] 1997).

[26] Le blog d’anthropologie Footnotes a publié une lettre ouverte de sept ancien.ne.s employé.e.s de HAU. Celle-ci est disponible au lien suivant : https://footnotesblog.com/2018/06/13/guest-post-an-open-letter-from-the-former-hau-staff-7/.

[27] À propos du phénomène de « star system académique (academic start system) », voir Shea (Shea 2014).

[28] Sur la politique de citation et de réciprocité nettement racialisée et genrée en anthropologie, voir Bolles (Bolles 2013).

Remerciements

Le traducteur tient à remercier Ryan C. Jobson pour sa disponibilité et pour avoir permis que cette traduction se fasse. Il remercie également David Jaclin et Julie Laplante de l’Université d’Ottawa pour leurs recommandations quant à cette traduction. Il remercie enfin les relecteurs.trices pour leurs précieuses contributions.

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